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Ce
numéro de Parlement[s] centré
sur l’Aquitaine est le premier du genre ; il est la
manifestation de
l’intérêt que porte le Comité
d’histoire parlementaire et politique aux
spécificités régionales qui font la
richesse des milieux parlementaires qui
sont à l’interface du local et du national.
L’interrogation
sur l’existence
d’une identité aquitaine est au centre de la
réflexion commune aux différentes
contributions de ce numéro. La région Aquitaine
est initialement une réalité
administrative ce qui fait dire au sénateur du
Lot-et-Garonne en 1992 que
« l’Aquitaine, ça
n’existe pas ! ». Les grandes
réformes
régionales de 1972, de 1982 et de 1992 n’ont pas
éliminé les sentiments
d’appartenance aux cinq départements d’
Aquitaine, la Dordogne, la Gironde, le
Lot-et-Garonne, les Landes et les Basses
Pyrénées. Plus encore,
l’identitification aux
« pays », comme dans
d’autres régions
françaises, est plus forte encore qu’à
ces départements. On se sent périgourdin,
landais, béarnais, basque, médocain avant
d’être aquitain.
L’identité régionale fut en
effet décrétée avant
d’être vécue. La frontière
entre régionalisation et
aménagement du territoire est floue.
L’identité locale s’était
forgé de longue
date en
réaction à ce que les habitants
des différents terroirs ou pays considéraient
comme une intrusion
intolérable ; ils s’étaient
alors regroupés dans un même combat contre
l’intrus, que ce soit l’Etat, le fisc, la langue
française, l’administration
centrale. On a pu parler du
« girondinisme » face au
« jacobinisme » mais le
premier terme est référence à un
département et pas à une région. Mais
gardons
nous aussi de l’utilisation abusive de ce
« girondinisme »,
expression de clichés historiographiques qui, comme le
souligne Anne de
Mathan,
font des Girondins des fédéralistes alors
qu’ils sont attachés tout autant que
les Montagnards à la centralité
législative.
L’identité régionale aquitaine
est ainsi pour une part protestation d’une population qui se
rassemble autour
d’un sentiment de victimisation face à
l’Etat centralisateur comme,
ultérieurement, face aux règlements de la
communauté européenne mais si l’on
prend l’exemple des chasseurs du Médoc, on a
là une identité territorialisée,
partielle par rapport à l’identité
régionale. Celle ci est donc marquée par la
fragmentation, l’éclatement mais aussi la
récupération de revendications
étroitement locales.
En Aquitaine, se pose également
le problème du poids de Bordeaux en tant que
métropole régionale, qui ne cessa
de s’accentuer jusqu’aux années 1980.
Cette période correspond à la phase de
maturité du système Chaban avec la
création de la communauté urbaine de
Bordeaux en 1966 et celle du Conseil régional en 1972.
Jacques
Chaban-Delmas, maire
de Bordeaux de
1947 à 1995, préside la CUB et le Conseil
régional de 1974 à 1979 puis de 1985
à 1988. Comme le souligne Christine Bouneau,
celui qui fut surnommé « le
duc d’Aquitaine » assimile volontiers la
région à Bordeaux. Ceci explique
dans une certaine mesure que les études portent davantage
sur Bordeaux et la
Gironde que sur les autres villes et départements. Le
tournant se fait sentir à
partir des années 1980. La vague rose l’emporte en
Aquitaine, la fin de règne
de Chaban est difficile, l’ouverture de l’espace
aquitain à l’Europe avec
l’entrée de l’Espagne et du Portugal
dans la communauté changent la donne. Des
acteurs de tous horizons s’imposent, comme les gaullistes
Yves Guéna en
Dordogne, Michèle Alliot Marie dans le Pays Basque, comme
l’UDF Jean
François-Poncet dans le Lot-et-Garonne comme les socialistes
Henri Emmanuelli
dans les Landes, André Labarrère à Pau
qui fut aussi le premier président
socialiste du Conseil régional de l’Aquitaine en
1979. Enfin le très populaire
maire socialiste de Pessac, Alain Rousset qui préside le
Conseil régional
depuis 1998 partage avec Alain Juppé, maire de Bordeaux de
1995 à 2004, la même
aptitude à personnaliser les pouvoirs municipal et
régional.
Il est donc difficile après ce
constat préliminaire de dégager les
éléments identifiants de la région
Aquitaine. Les entretiens avec des parlementaires aquitains
réalisés sous la
direction de Bernard
Lachaise montrent d’ailleurs combien rares sont
ceux qui
développent l’idée d’une
identité régionale.
Ce numéro a néanmoins pour
objectif de tester la pertinence de l’affirmation
d’une identité aquitaine à
travers trois approches,
celle des
tempéraments politiques, celle des discours et les enjeux,
celle des réseaux et
des vecteurs d’influence.
On a souvent parlé des
tempéraments politiques modérés en
Aquitaine mais c’est peut-être pour mieux
masquer le caractère hétéroclite
d’un patchwork écrivent Jean-Paul Jourdan
et Pierre Simon
qui posent la question d’une « Aquitaine,
terre de
gauche ». L’espace régional ne
semble pas être la bonne échelle
d’observation
parce que les « pays »
chargés d’histoire gardent leur
particularisme. On trouve en Dordogne et dans le Lot-et-Garonne deux
exemples
du communisme rural alors que les Basses Pyrénées
ont été terre de mission pour
la gauche. Si en 1936, on peut distinguer les départements
de gauche comme la
Dordogne et les Landes et départements de droite comme la
Gironde et les Basses
Pyrénées, Eric Bonhomme
qui dresse un portrait de groupe des élus aquitains au
temps du Président Fallières, au début
du XXe siècle, souligne
à la fois le poids personnel des
parlementaires qui deviennent aussi ministres comme Louis Barthou ou
Georges
Leygues et l’identification des trois quart des
députés à une République
modérée et consensuelle par delà des
tempéraments politiques différenciés
par
département. La pratique de politiques de compromis
symbolisée par le
« pacte de Bordeaux » en mai
1886, qui est une alliance contre nature
entre royalistes d’une part radicaux et socialistes
d’autre part, est également
l’expression d’une culture politique de
négociation. Le tropisme du centrisme
qui s’exerce dans le radicalisme, dans le socialisme et
même dans le gaullisme
aquitains n’exclut pas les fièvres et les
excès comme le boulangisme en 1889,
le mouvement des ligues en Gironde avec le Faisceau bordelais ou encore
les
Croix de Feu ou le parti social français
étudiés par Sylvain Trussardi
dans les
années 1930 ou encore à la fin des
années 1950 le poids des poujadistes et
« nationaux » girondins. Romain Souillac
montre leur influence mais
aussi leur échec face au retour au pouvoir du
général de Gaulle de mai 1958 à
mars 1959. Mais dans l’ensemble, l’Aquitain demeure
hostile à l’activisme de
ces mouvements et s’il souhaite parfois le changement
c’est dans l’ordre et la
modération.
Les jeux d’influence dans une
région dominée par le poids du monde rural
s’expriment à travers
les société, les
syndicats et mutuelles
agricoles analysés par Corinne Marache.
Elle constate une intrumentalisation de
ces sociétés par le pouvoir politique comme en
témoigne l’acuité des
débats. En
compensation le monde rural profite aussi des largesses de
l’élu. Le docteur
Piotay (1812-1894) gros propriétaire terrien, maire de
Mussidan qui joua un
rôle majeur dans le désenclavement de la
région de la Double en est un bon
exemple.
Se pose alors le problème de la
prise en compte d’intérêts
régionaux dans le discours à la Chambre des
parlementaires aquitains que l’on peut saisir à
travers le Barodet. Pierre
Guillaume qui traite de la IIIe République
distingue les
problèmes généraux
intéressant l’Aquitaine, comme la pression
fiscale qui est l’expression de la domination des
« gros » sur les
« petits », comme
l’hostilité au poids des hauts fonctionnaires, des
problèmes à forte connotation locale qui touchent
essentiellement à la
modernisation des terroirs. Mais les produits du terroir et
l’attachement à des
traditions locales font l’identité des pays plus
que de la région. Ces thèmes
sont communs aux discours de la troisième
République et à ceux de
l’après
guerre analysés par Christine Bouneau.
Dans une période plus récente on passe
d’un discours misérabiliste mettant
l’accent sur les retards de la région à
un
discours plus valorisant mais celui-ci appartient surtout à
Chaban-Delmas.
L’unité d’un discours
régional se heurte sans cesse à
l’expression des
particularismes.
La construction européenne
depuis les traités de Rome en 1957 jusqu’au
traité de Maastricht en 1992 et au
refus de la constitution européenne en mai 2005 par
l’électeur français
a-t-elle modifié les discours des parlementaires
s’interroge Matthieu
Trouvé.
En réalité ce n’est
qu’à partir de 1979 que les allusions à
l’Europe
apparaissent dans le discours des parlementaires. L’Aquitaine
fut pendant
longtemps une région périphérique par
rapport à l’Europe et ne fut davantage
concernée que par l’entrée de
l’Espagne et du Portugal dans la CEE. Les
incidences de la politique agricole commune, la concurrence des fruits
et
légumes des pays voisins suscitent des débats
mais il n’existe pas ici une
réelle spécificité des élus
aquitains. Européens et euro sceptiques se
retrouvent à droite comme à gauche.
L’Aquitaine a cependant voté
majoritairement contre le traité de Maastricht en 1992 et
une nette fracture
s’observe entre le non rural et le oui urbain en mai 2005.
Rappelons que sous
la Troisième République Bordeaux était
libre-échangiste et les campagnes
protectionnistes Comme le montre l’exemple de la chasse dans
le Médoc étudié
par Joan Taris,
l’intrusion de l’acteur européen
conforte aussi les
comportements identitaires.
La culture de l’influence qui
est au cœur du troisième axe de cette
réflexion est analysée à travers trois
exemples. Eric
Bonhomme montre bien l’évolution
sociologique des parlementaires
aquitains vers « une notabilité
démocratique » avec le poids des
professions libérales plus que des fonctionnaires; on voit
ainsi se consolider
à la Belle Epoque une notabilité
républicaine, méritocratique qui a
remplacé
les fortunes traditionnelles. Cette notablilité
résiste aux aléas de
l’histoire. Avec Georges Bonnet, on a ainsi
l’exemple d’un retour du personnel
politique de la Troisième République
après la guerre comme le montre Jacques
Puyaubert. Munichois et vichyssois, le radical Georges
Bonnet parvient à
reconquérir son fief par la petite porte des
élections cantonales en 1951grâce
à des réseaux anciens ou à des
tolérances nouvelles pour ne pas laisser la
place aux communistes. Ce retour signifie bien une certaine
continuité
dans le poids de
traditions
parlementaires entre la troisième et la quatrième
Républiques, qui se brise en
1962 avec la réforme de l’élection du
président de la République au suffrage
universel direct voulue par le général de Gaulle
après qu’il ait, en 1958,
imposé une nouvelle
République, la Cinquième.
Les hommes comme Georges Bonnet qui ont fait partie du cartel des non
n’ont pas
résisté à la popularité de
cette réforme et ont laissé voir leur
inadaptation
aux nouvelles pratiques politiques
Comme
ailleurs, les femmes parlementaires en Aquitaine sous la Ve
République ne sont pas nombreuses mais appartiennent
à toutes les formations
comme Chantal Bourragué (RPR-UMP),
Marie-Hélène des Esgaulx (RPR-UMP), Joelle
Dusseau (PS puis PRG)ou Conchita Lacuey (PS), Martine
Lignière-Cassou (PS) et
Odette Trupin (PS). Michèle
Alliot-Marie (RPR-UMP), Catherine Lalumière (PS puis PRG)
Nicole Péry (PS) et Henriette Poirier (PCF) sont aussi ou
ont été députés
européennes ce qui semble constituer une
singularité. Gwénael
Lamarque insiste
sur cette ouverture féminine à
l’engagement européen.
Ainsi l’évocation de
l’identité
aquitaine se heurte au poids des particularismes, à la
résurgence d’une
construction identitaire autour du terroir qui touche les hommes ou
leurs
activités comme la viticulture ou la chasse. Les
parlementaires qui sont les
intermédiaires privilégiés
entre le
local et le national sont parfaitement conscients des enjeux et sont
les
premiers à instrumentaliser une identité
régionale faite de diversité et de
recomposition face au pouvoir de l’Etat jugé
excessif mais protecteur et à une
Europe qui peut être tout à la fois bureaucratique
et émancipatrice. Mais il
s’agit bien de la montée en puissance de
l’Europe des régions et non plus des
départements. On peut alors penser que l’espace
européen apporte sa
contribution à la construction une identité
régionale.
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