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Une
tradition historiographique
solidement établie lit Mai 68 comme
l'échec
d’un mode traditionnel du
politique dont le sage débat parlementaire serait
l’incarnation par excellence.
L’explosion du Quartier latin aurait vu
l’émergence
d’autres types d’action
politique (la manifestation, la grève),
d’expression
politique (le tract, le
happening) et de lieux politiques (la rue, l’usine),
apparemment
plus en phase
avec cette France moderne des années 1960 et du baby-boom.
Les
contestataires
auraient au fond donné un sacré coup de jeune
à la
« politique de
papa » des vieux partis et hémicycles
confinés. C’est le discours convenu
sur le “décalage” entre les
débats
« irréels » de
l’Assemblée
durant
le mois de mai et la fièvre des barricades. Ce Parlement,
qui
n’avait pas prévu
la crise, qui n’avait ensuite rien compris à ce
qui se
passait à Paris et qui
s’était enfin perdu dans des joutes politiciennes
inopportunes quand le pays
sombrait dans le chaos, s’était mis
lui-même
hors-jeu. Sa dissolution finale
n’était-elle pas au fond
méritée ? Au
demeurant les étudiants ne s’y
étaient pas trompés qui étaient
passés
devant le Palais-Bourbon sans
« l’honorer d’un
regard » (selon la
formule d’Alain
Peyrefitte)
lors de leur grande manifestation du 7 mai. Ce
n’était pas là, ce
n’était plus
là, que les choses se jouaient. En face, les gaullistes
témoignaient du même
apparent désintérêt pour le Parlement.
Après s’être fortement
mobilisés à
l’Assemblée lors des débats sur la
motion de censure, ils s’étaient finalement,
face à la
« chienlit »,
réorientés vers des solutions
extraparlementaires : la force militante des CDR,
le coup de théâtre de Baden-Baden, la magie du
verbe gaullien avec le discours
radiodiffusé du 30 mai, et le sursaut populaire des
Champs-Élysées.
Il ne
s’agit pas ici de nier la
réalité historique. Ce décalage entre
le Parlement et la France en crise a bien
partiellement existé, au point d’ailleurs de
frapper très tôt les observateurs
avertis. Dans un remarquable article du 9 mai 1968 intitulé
« Un grave
malentendu », Raymond Barillon
notait en première page du Monde une
contradiction. Celle qui voyait d’un
côté des députés soucieux de
comprendre la
crise et de s’y impliquer au point d’exiger la
modification de l’ordre du jour
pour mieux délibérer de la situation
universitaire, et de l’autre des élus qui
ne parvenaient pas à sortir de leurs grilles
idéologiques et de leurs
oppositions politiciennes convenues, suscitant du même coup
l’indifférence
méprisante des étudiants qui les renvoyaient tous
dos à dos.
« L’Assemblée
est en prise directe sur l’événement,
ce qui ne lui est pas arrivé depuis la
naissance de la Ve République,
mais elle délibère dans une
atmosphère de grave malentendu, puisque chaque groupe
s’en tient semble-t-il à
ses analyses habituelles et à ses slogans familiers
plutôt que de chercher à
comprendre un langage nouveau et de tenter une analyse en
profondeur ». Georges Pompidou
lui-même en convenait, qui savait bien par exemple que
l’échec
de la motion de censure le 22 mai ne représentait
qu’une victoire en
trompe-l’œil pour la majorité. Le
Palais-Bourbon étant « réduit
au rôle de
théâtre d’ombres »,
« l’action était
ailleurs » notait-il
rétrospectivement dans Pour rétablir
une vérité.
Il est vrai
que la liste des
sujets abordés à l’Assemblée
en Mai 68 est déconcertante : la
politique gouvernementale en matière de recherche
scientifique (7 et 8 mai), le
projet de loi de finance rectificatif pour 1968 (9 et 10 mai),
le régime
d’engagement dans l’armée et service de
santé militaire (14 mai), l’exploration
du plateau continental océanique et l’exploitation
de ses ressources
naturelles, la conservation du patrimoine artistique national (15 mai),
la
responsabilité civile dans le domaine de
l’énergie nucléaire,
l’extension du
statut de fermier et métayer à des exploitants de
nationalité étrangère (16
mai), les ventes d’armes au Proche-Orient (17 mai), etc.
Pendant les trois
premières semaines, la crise sévère
que traversait le pays ne sembla pas
constituer une priorité pour les élus. Encore
jeune journaliste mais
connaissant bien l’Assemblée pour y avoir fait son
stage d’étudiante de
Sciences-Po, Michèle
Cotta, qui avait vécu Mai 68 au
travers des seuls
débats parlementaires, s’interrogeait le 3 juin
dans son journal intime. Son
analyse des événements n’avait-elle pas
été faussée par sa présence
à
l’Assemblée, « poste
d’observation particulier, éloigné des
terrains
d’affrontement » ?
N’avait-elle pas été
« Fabrice à
Waterloo ? » ? Elle y
répondait par la négative, constatant
qu’après tout les évolutions politiques
relevées par ses soins au Parlement (comme la retenue
communiste) avaient été
confirmés au même moment par ses
collègues (Jean-François
Kahn et Jacques
Derogy) sur le double terrain de la rue et des
entreprises.
Ce dernier
témoignage nous
incite à considérer avec prudence la
légende d’un Parlement autiste et
dépassé
en Mai 68. Ce cliché ne constitue-t-il pas
d’ailleurs la victoire posthume
d’une certaine extrême gauche de
l’époque, celle qui disqualifiait la
représentation parlementaire sur le thème
« Élections, piège à
cons » et
ne jurait que par l’expression supposée
« spontanée » des
masses ? La dissolution de l’Assemblée au
terme d’une législature très
courte n’était pas une sanction dans
l’esprit du Général. Elle ne doit pas
faire oublier l’action et le rôle du Parlement
durant cette crise. Ni les
gaullistes, ni leurs alliés RI, ni les centristes
d’opposition, ni enfin la gauche
“parlementaire” (un terme parlant...) ne
désertèrent l’hémicycle en
Mai 68. Et pour cause, il s’y disait des choses
intéressantes (le discours
de Georges
Pompidou le 14 mai) et on y vivait des moments politiques
intenses
(la motion de censure des 21 et 22 mai). Les débats publics
y furent souvent de
qualité, avec un souci manifeste de comprendre la crise
étudiante et le malaise
social au-delà des stéréotypes
d’une droite répressive et d’une gauche
permissive. Le travail en commission se poursuivit en lien parfois
direct avec
les émeutes (quand la commission des lois
présidée par René Capitant
plancha
sur l’amnistie).
L’Assemblée
fut aussi le lieu de
tractations secrètes et de manœuvres en coulisse
entre le pouvoir et
l’opposition, comme entre les différentes
composantes de ces deux bords. Qu’on
songe simplement au jeu complexe du député Valéry Giscard
d’Estaing tiraillé
entre la solidarité majoritaire et la tentation de la
rupture. Ou au malaise
des élus communistes, coincés entre les
gauchistes et un François
Mitterrand
très en pointe à
l’Assemblée, déchirés entre
leur opposition à un gouvernement
avec lequel on négociait quand même et leur souci
de ne pas se couper de la
base jeune et ouvrière. Le Parlement fut un espace
à part entière, aujourd’hui
trop oublié, du politique en Mai 68. En tous cas
jusqu’à la dernière
semaine de mai, à partir de laquelle en effet
l’Assemblée sembla impuissante et
dépassée. Les négociations de Grenelle
se firent en dehors de toute
consultation parlementaire. Quand le 28 mai en fin de
journée, les débats
s’interrompirent un instant à la suite
d’une panne de courant qui plongea
l’hémicycle dans l’obscurité
(faute de lampes) et le silence (faute de micros),
le président Chaban
eut beau ironiser en notant que l’on revenait
« aux conditions
qui étaient celles du Parlement il y a
longtemps », beaucoup ne purent
s’empêcher d’y voir la manifestation
symbolique d’une Assemblée en bout de
course... C’est pourtant de la Chambre que partit la
contre-offensive gaulliste
des Champs-Élysées le 30 mai puisque la
manifestation fut imaginée et organisée
par quelques députés UD.Ve
réunis autour de l’élu parisien Pierre-Charles Krieg.
Ce
numéro entend revisiter
l’histoire du Parlement en Mai 68. Comment se
positionnèrent les grands
groupes (gaullistes, républicains indépendants,
socialistes, radicaux et
communistes) ? Comment s’opéra la remise
en cause de l’Assemblée dans le
discours et le visuel contestataire de mai ? Comment le
Sénat
traditionnellement plus conservateur réagit-il face au
soulèvement du Quartier
latin voisin ? Comment à
l’étranger, dans des pays confrontés au
même
soulèvement étudiant comme l’Allemagne,
le Parlement analysa et géra la
crise ? L’équipe réunie ici (François
Audigier, Mathias
Bernard, Emmanuel
Droit, Jean
El Gammal, Frédéric
Fogacci, Gilles
Morin, Emmanuel
Ranc, David
Valence et Jean
Vigreux) entend combler l’une des rares lacunes
historiographiques de Mai 68 et corriger quelques a
priori sur ce
parlementarisme de crise.
CDR :
Comités de défense de la République
créés à l’initiative de
Charles Pasqua.
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