> Introduction par François Audigier
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Mai 68 : le Parlement hors-jeu ?

Une tradition historiographique solidement établie lit Mai 68 comme l'échec d’un mode traditionnel du politique dont le sage débat parlementaire serait l’incarnation par excellence. L’explosion du Quartier latin aurait vu l’émergence d’autres types d’action politique (la manifestation, la grève), d’expression politique (le tract, le happening) et de lieux politiques (la rue, l’usine), apparemment plus en phase avec cette France moderne des années 1960 et du baby-boom. Les contestataires auraient au fond donné un sacré coup de jeune à la « politique de papa » des vieux partis et hémicycles confinés. C’est le discours convenu sur le “décalage” entre les débats « irréels » de l’Assemblée durant le mois de mai et la fièvre des barricades. Ce Parlement, qui n’avait pas prévu la crise, qui n’avait ensuite rien compris à ce qui se passait à Paris et qui s’était enfin perdu dans des joutes politiciennes inopportunes quand le pays sombrait dans le chaos, s’était mis lui-même hors-jeu. Sa dissolution finale n’était-elle pas au fond méritée ? Au demeurant les étudiants ne s’y étaient pas trompés qui étaient passés devant le Palais-Bourbon sans « l’honorer d’un regard » (selon la formule d’Alain Peyrefitte[1]) lors de leur grande manifestation du 7 mai. Ce n’était pas là, ce n’était plus là, que les choses se jouaient. En face, les gaullistes témoignaient du même apparent désintérêt pour le Parlement. Après s’être fortement mobilisés à l’Assemblée lors des débats sur la motion de censure, ils s’étaient finalement, face à la « chienlit », réorientés vers des solutions extraparlementaires : la force militante des CDR[2], le coup de théâtre de Baden-Baden, la magie du verbe gaullien avec le discours radiodiffusé du 30 mai, et le sursaut populaire des Champs-Élysées.

Il ne s’agit pas ici de nier la réalité historique. Ce décalage entre le Parlement et la France en crise a bien partiellement existé, au point d’ailleurs de frapper très tôt les observateurs avertis. Dans un remarquable article du 9 mai 1968 intitulé « Un grave malentendu », Raymond Barillon notait en première page du Monde une contradiction. Celle qui voyait d’un côté des députés soucieux de comprendre la crise et de s’y impliquer au point d’exiger la modification de l’ordre du jour pour mieux délibérer de la situation universitaire, et de l’autre des élus qui ne parvenaient pas à sortir de leurs grilles idéologiques et de leurs oppositions politiciennes convenues, suscitant du même coup l’indifférence méprisante des étudiants qui les renvoyaient tous dos à dos. « L’Assemblée est en prise directe sur l’événement, ce qui ne lui est pas arrivé depuis la naissance de la Ve République, mais elle délibère dans une atmosphère de grave malentendu, puisque chaque groupe s’en tient semble-t-il à ses analyses habituelles et à ses slogans familiers plutôt que de chercher à comprendre un langage nouveau et de tenter une analyse en profondeur ». Georges Pompidou lui-même en convenait, qui savait bien par exemple que l’échec de la motion de censure le 22 mai ne représentait qu’une victoire en trompe-l’œil pour la majorité. Le Palais-Bourbon étant « réduit au rôle de théâtre d’ombres », « l’action était ailleurs » notait-il rétrospectivement dans Pour rétablir une vérité[3].

Il est vrai que la liste des sujets abordés à l’Assemblée en Mai 68 est déconcertante : la politique gouvernementale en matière de recherche scientifique (7 et 8 mai), le projet de loi de finance rectificatif pour 1968 (9 et 10 mai), le régime d’engagement dans l’armée et service de santé militaire (14 mai), l’exploration du plateau continental océanique et l’exploitation de ses ressources naturelles, la conservation du patrimoine artistique national (15 mai), la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire, l’extension du statut de fermier et métayer à des exploitants de nationalité étrangère (16 mai), les ventes d’armes au Proche-Orient (17 mai), etc. Pendant les trois premières semaines, la crise sévère que traversait le pays ne sembla pas constituer une priorité pour les élus. Encore jeune journaliste mais connaissant bien l’Assemblée pour y avoir fait son stage d’étudiante de Sciences-Po, Michèle Cotta, qui avait vécu Mai 68 au travers des seuls débats parlementaires, s’interrogeait le 3 juin dans son journal intime. Son analyse des événements n’avait-elle pas été faussée par sa présence à l’Assemblée, « poste d’observation particulier, éloigné des terrains d’affrontement » ?[4] N’avait-elle pas été « Fabrice à Waterloo ? » ? Elle y répondait par la négative, constatant qu’après tout les évolutions politiques relevées par ses soins au Parlement (comme la retenue communiste) avaient été confirmés au même moment par ses collègues (Jean-François Kahn et Jacques Derogy) sur le double terrain de la rue et des entreprises.

Ce dernier témoignage nous incite à considérer avec prudence la légende d’un Parlement autiste et dépassé en Mai 68. Ce cliché ne constitue-t-il pas d’ailleurs la victoire posthume d’une certaine extrême gauche de l’époque, celle qui disqualifiait la représentation parlementaire sur le thème « Élections, piège à cons » et ne jurait que par l’expression supposée « spontanée » des masses ? La dissolution de l’Assemblée au terme d’une législature très courte n’était pas une sanction dans l’esprit du Général. Elle ne doit pas faire oublier l’action et le rôle du Parlement durant cette crise. Ni les gaullistes, ni leurs alliés RI, ni les centristes d’opposition, ni enfin la gauche “parlementaire” (un terme parlant...) ne désertèrent l’hémicycle en Mai 68. Et pour cause, il s’y disait des choses intéressantes (le discours de Georges Pompidou le 14 mai) et on y vivait des moments politiques intenses (la motion de censure des 21 et 22 mai). Les débats publics y furent souvent de qualité, avec un souci manifeste de comprendre la crise étudiante et le malaise social au-delà des stéréotypes d’une droite répressive et d’une gauche permissive. Le travail en commission se poursuivit en lien parfois direct avec les émeutes (quand la commission des lois présidée par René Capitant plancha sur l’amnistie).

L’Assemblée fut aussi le lieu de tractations secrètes et de manœuvres en coulisse entre le pouvoir et l’opposition, comme entre les différentes composantes de ces deux bords. Qu’on songe simplement au jeu complexe du député Valéry Giscard d’Estaing tiraillé entre la solidarité majoritaire et la tentation de la rupture. Ou au malaise des élus communistes, coincés entre les gauchistes et un François Mitterrand très en pointe à l’Assemblée, déchirés entre leur opposition à un gouvernement avec lequel on négociait quand même et leur souci de ne pas se couper de la base jeune et ouvrière. Le Parlement fut un espace à part entière, aujourd’hui trop oublié, du politique en Mai 68. En tous cas jusqu’à la dernière semaine de mai, à partir de laquelle en effet l’Assemblée sembla impuissante et dépassée. Les négociations de Grenelle se firent en dehors de toute consultation parlementaire. Quand le 28 mai en fin de journée, les débats s’interrompirent un instant à la suite d’une panne de courant qui plongea l’hémicycle dans l’obscurité (faute de lampes) et le silence (faute de micros), le président Chaban eut beau ironiser en notant que l’on revenait « aux conditions qui étaient celles du Parlement il y a longtemps », beaucoup ne purent s’empêcher d’y voir la manifestation symbolique d’une Assemblée en bout de course... C’est pourtant de la Chambre que partit la contre-offensive gaulliste des Champs-Élysées le 30 mai puisque la manifestation fut imaginée et organisée par quelques députés UD.Ve réunis autour de l’élu parisien Pierre-Charles Krieg.

Ce numéro entend revisiter l’histoire du Parlement en Mai 68. Comment se positionnèrent les grands groupes (gaullistes, républicains indépendants, socialistes, radicaux et communistes) ? Comment s’opéra la remise en cause de l’Assemblée dans le discours et le visuel contestataire de mai ? Comment le Sénat traditionnellement plus conservateur réagit-il face au soulèvement du Quartier latin voisin ? Comment à l’étranger, dans des pays confrontés au même soulèvement étudiant comme l’Allemagne, le Parlement analysa et géra la crise ? L’équipe réunie ici (François Audigier, Mathias Bernard, Emmanuel Droit, Jean El Gammal, Frédéric Fogacci, Gilles Morin, Emmanuel Ranc, David Valence et Jean Vigreux) entend combler l’une des rares lacunes historiographiques de Mai 68 et corriger quelques a priori sur ce parlementarisme de crise.




[1] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 3, Paris, Fayard, 2000, p. 474.

[2] CDR : Comités de défense de la République créés à l’initiative de Charles Pasqua.

[3] Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, Paris, Flammarion, 1982, p. 182.

[4] Michèle Cotta, Carnets secrets de la Ve République, t. 1, Paris, Fayard, 2007, p. 131.