> Introduction.
Lasses d'Elias : Des assemblées dé-pacifiées ?
Pierre-Yves Baudot et Olivier Rozenberg
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Les Parlements sont des lieux où l’on parle. Plus précisément – puisque la définition pourrait aussi convenir à des tribunaux ou à l’Université – les Parlements sont des lieux où parle une pluralité d’acteurs différenciés mais égaux en droit. C’est à partir de ce pluralisme égalitaire que se forge le bannissement de la violence dans l’enceinte du Parlement. Le pluralisme implique que des conflits puissent surgir entre parlementaires, et même qu’ils le doivent. L’égalité impose que leur résolution exclue la force physique. Les Parlements semblent ainsi présenter un exemple achevé de pacification des mœurs politiques, et le surgissement intempestif de violence dans l’hémicycle est le plus souvent compris comme un signe d’immaturité ou de régression démocratique. Dans le détail, la prohibition de la violence physique au sein des assemblées politiques emprunte à quatre dynamiques cumulatives et relativement chronologiques.

La pacification parlementaire

Elle s’inscrit d’abord dans une dimension pré-moderne, non nécessairement démocratique et non exclusivement occidentale. Si les sociétés humaines ménagent un lieu du politique comme le pensent certains anthropologues[1], le bannissement de la violence au profit de la parole, du rite et de l’expression d’assentiments apparaît comme une condition nécessaire au surgissement de ce lieu – en tout cas à sa viabilité. Les pratiques d’assemblée ne sont pas systématiquement pacifiques et discursives mais elles semblent d’autant plus politiques qu’elles le sont. Le verbe « parlementer », formé vers 1300 à partir de « parlement » qui renvoyait alors aux cours de justice, exprime bien le bannissement de la violence comme condition de la discussion conflictuelle. Ainsi, l’une des plus vieilles lois anglaises toujours en vigueur proscrivit, dès 1313, l’introduction d’armes à Westminster.
Le Coming Armed to Parliament Act stipule: « […] in our next Parliament […] every Man shall come without all Force and Armour, well and peaceably, to the Honour of us, and the Peace of us and our Realm ». De même, l’obligation qui est faite aux Communes de parler au Speaker plutôt qu’aux autres élus et de ne pas prononcer leur nom mais de rappeler leur qualité d’Honourable member, trouve son origine dans la volonté d’éviter les affrontements interpersonnels en séance[2].

Ensuite, la prohibition de la violence physique en assemblée s’inscrit dans le processus moderne de monopolisation de la violence légitime par l’État et de civilisation des mœurs mis à jour par Max Weber puis Norbert Elias. Dans la mesure où les assemblées prétendent offrir un miroir, même déformé, de la société, il importe qu’elles puissent donner l’exemple de la pacification des rapports sociaux. À l’instar de la cour du roi, la civilisation des mœurs parlementaires passe par l’introduction de règles de politesse, de façons de se tenir et de s’habiller. À l’interdiction de venir en armes s’est ainsi ajoutée à Westminster, l’interdiction de fumer dès 1693, puis d’être ivre, de manger et de boire en séance, ou l’obligation, maintenue jusqu’à 1998, de se couvrir la tête pour soulever un point d’ordre[3]. Les speakers ont également forgé au fil du temps un registre de « unparliamentary language » bannissant des insultes telles que canaille, lâche, crétin, vaurien, hooligan, rat, fripouille, traitre et menteur[4]. Chaque assemblée s’est ainsi institutionnalisée à travers un folklore spécifique, à l’image de l’interdiction de se faire la bise dans l’hémicycle à l’Assemblée nationale. Les règlements intérieurs des assemblées, l’instauration d’un système gradué de sanctions, et le recueil des précédents vinrent formaliser ces règles de conduite. Les personnels permanents des assemblées furent des acteurs de premier ordre de cette codification. La rubrique [Sources] de ce dossier propose ainsi des extraits de deux ouvrages de référence rédigés au XIXe siècle par des fonctionnaires parlementaires : le traité d’Erskine May publié à Londres en 1848 et le traité de Jules Poudra et Eugène Pierre publié à Paris trente ans plus tard[5]. On observe que ces traités et règlements mettent un soin particulier à encadrer l’interruption d’un orateur, les Parlements devant à la fois ordonner leurs débats tout en autorisant une certaine animation et spontanéité.

En troisième lieu, le refus de la violence parlementaire s’inscrit plus spécifiquement dans les principes du gouvernement représentatif. Bernard Manin a bien montré comment ces principes mêlaient, à partir de l’époque contemporaine, des préoccupations d’ordre démocratique mais aussi aristocratique[6]. L’indépendance relative des gouvernants vis-à-vis des gouvernés constitue ainsi un principe d’ordre aristocratique dont l’une des expressions juridiques est la prohibition du mandat impératif. À l’âge parlementaire du gouvernement représentatif, cette indépendance se manifestait également, selon Bernard Manin s’appuyant sur Ostrogorski, par l’expression libre de la voix du peuple « jusqu’à la porte du Parlement »[7]. De même que le calme et l’indifférence imposée aux visiteurs – appelés strangers à Westminster, le bannissement de la violence entre parlementaires exprime la marge d’indépendance dont ils disposent. La civilité de leurs rapports une fois élus contraste en effet avec la virulence et la tension de la campagne électorale. Elle vient ainsi signifier que le moment de l’affrontement démocratique est provisoirement clos. Elle légitime en outre la prétention des parlementaires à se poser en porte-paroles : les représentants sont supposés pouvoir discuter et décider entre eux de ce qui divise et déchire leurs électeurs. Entre deux élections, le gouvernement représentatif opère ainsi une division élitiste du politique : le tumulte passionné du côté du peuple, le débat ordonné du côté des élus.

En dernier lieu, la civilisation des mœurs parlementaires a pris une tournure particulière depuis un siècle environ du fait de la professionnalisation des députés et des sénateurs et de l’autonomisation graduelle de leurs activités. La représentation politique est devenue un savoir-faire spécialisé opérant dans un espace interpersonnel dense. La sociabilité parlementaire conduit à prescrire certains codes de comportement qui, pour être différenciés entre rôles, valorisent tous l’autocontrôle. La maîtrise de soi, la tempérance, et parfois le relâchement contrôlé du contrôle[8] apparaissent ainsi comme des signes distinctifs de l’appartenance au groupe des professionnels de la représentation parlementaire. Dans les systèmes politiques actuels où les Parlements demeurent les arènes principales de sélection du personnel ministériel, l’observation de ces prescriptions comportementales s’inscrit ainsi dans un cursus au long cours et constitue l’un des éléments du capital politique personnel. Un ministre sera jugé expérimenté s’il sait garder son sang-froid lors de la séance de questions au gouvernement en poursuivant sa réponse sans se laisser interrompre par les chahuts qui, éloignés des micros, se font plus entendre dans l’hémicycle qu’à la télévision. La force coercitive de ces codes de comportement se lit à travers la mise au pas des élus qui, à un titre ou un autre, semblent sortir de la norme : les pamphlétaires en Chambre de la fin du XIXe siècle circonvenus[9] ou rendus aphones[10], les poujadistes des années 1950[11], les députés FN de 1986 aspirant à être « comme les autres »[12], les membres du Parlement européen eurosceptiques relégués dans un rôle dévalorisé de contestataires[13] …

Les 14 et 15 septembre 2010, deux journées particulières à l’Assemblée

L’euphémisation des violences parlementaires, nourrie de ces quatre dynamiques cumulatives, constitue à l’évidence une condition d’institutionnalisation du pluralisme. Or, comme le note Jean-Philippe Heurtin, l’ordre parlementaire est fragile, souvent fictif et parfois interrompu[14]. Si les rixes dans l’hémicycle sont rares dans les démocraties occidentales, les tensions, les huées, les mouvements collectifs, les interruptions, les injures et autres claquements de pupitres subsistent. Mieux, l’institutionnalisation récente de séances de questions orales suivie de leur retransmission télévisée semble avoir incité les parlementaires à produire un spectacle bruyant et conflictuel[15].

À l’Assemblée nationale, les journées tendues des 14 et 15 septembre 2010 en ont amplement apporté la preuve. Dans un contexte politique exacerbé où s’accumulaient la réforme des retraites, les critiques internationales contre l’expulsion des Roms et les affaires autour du ministre du Travail, Éric Woerth, l’Assemblée nationale servit de caisse de résonance à travers la multiplication d’altercations. À 15h07, la séance de questions au gouvernement du mardi 14 fut interrompue, comme la semaine précédente, suite à l’exhibition de petites banderoles par les députés communistes qui, selon le compte rendu, furent traités de « guignols » par leurs homologues de l’UMP. Le président de l’Assemblée, Bernard Accoyer, demanda à « Messieurs les huissiers » de « saisir les pancartes ». Dans la nuit du 14 au 15, l’examen de la réforme des retraites se poursuivit sans interruption durant douze heures. L’épuisement du temps de parole des groupes de l’opposition, selon les dispositions du nouveau règlement, donna lieu à des protestations véhémentes sur le thème du déni de démocratie. Les rappels au règlement furent nombreux : en moyenne un par heure. À 6 heures, le ministre Woerth traita une députée socialiste de « collabo » et refusa ensuite de s’en excuser malgré les invitations d’un élu socialiste lors d’un rappel au règlement[16]. La mise en ligne du compte rendu au soir du 15 permit de confirmer l’altercation. À 9h40, le président Accoyer prit la décision, inattendue et juridiquement contestable, de clore les explications de vote, mettant ainsi fin à la stratégie d’obstruction de la gauche. Sous l’œil des caméras, il fut poursuivi par certains élus jusqu’aux portes de ses appartements que bloquaient les huissiers. Les communiqués du PS publiés ensuite l’accusèrent de « forfaiture » et réclamèrent sa démission. Réunis à 11 heures à huis-clos, les députés socialistes envisagèrent, selon le secrétaire général du groupe, de tourner le dos au président Accoyer lors de la séance suivante mais abandonnèrent l’idée de peur que l’image ne se retourne contre eux[17]. Les députés communistes se rassemblèrent salle des Quatre-colonnes derrière une grande banderole : « Non à la censure ! ». Certains d’entre eux rejoignirent ensuite quelques 5 000 manifestants contre la réforme des retraites, place de la Concorde. À 15 heures, le président de l’Assemblée rejoignit l’hémicycle en franchissant une haie de gardes républicains, exceptionnellement doublée d’un service d’ordre. Il y fut accueilli par les députés de gauche ceints d’écharpes tricolores fabriquées à la hâte. Le Président du groupe socialiste, Jean-Marc Ayrault, commença son intervention en omettant l’adresse consacrée : « Monsieur le Président ». Alors qu’il évoquait l’utilisation suspecte des services secrets, il fut interrompu par les députés UMP scandant, comme la veille : « Mitterrand ! Mitterrand ! ». Jean-François Copé, pour le groupe UMP, répondit en reprochant à la gauche ses insultes et injures.[18] Sous les huées, le Président Accoyer refusa ensuite, ou plutôt différa, le droit à un rappel au règlement à un député non-inscrit. Après les votes, les socialistes décidèrent de boycotter les débats pour quelques jours.

L’ensemble de l’épisode, exceptionnel mais non inédit, condense différents aspects du désordre parlementaire : l’outrage gradué, de l’incivilité (ne pas saluer le président[19]) à l’invective moqueuse (« guignol » d’un côté, « Mitterrand » de l’autre) jusqu’à l’insulte (« collabo »), l’accusation mutuelle de rupture de l’ordre (entre Copé et Ayrault), l’autoréflexivité constante vis-à-vis de la diffusion médiatique et de la réception publique des esclandres (l’écharpe tricolore plutôt que le dos tourné), l’éruption d’imprévus inédits (la poursuite du président) parmi une série d’incidents préparés et prévisibles (les banderoles, les huées, les suspensions de séance), l’utilisation différenciée du personnel parlementaire (les huissiers du côté du Président, et le service du compte rendu défavorable au ministre), et enfin la focalisation de l’affrontement sur la procédure et le respect du règlement. L’ordre parlementaire peut donc être rompu. En rassemblant des contributions très différentes autour de l’objet parlementaire, ce numéro interroge la permanence de ces violences et désordres. Sont-elles seulement résiduelles ? Peuvent-elles participer à une forme de régulation des jeux parlementaires en contribuant notamment à créditer ou à discréditer les intervenants ?

La dé-pacification parlementaire

Parler de violence parlementaire soulève d’abord un problème de définition et, partant, de mesure. Cela pose ensuite la question des approches et thématiques utilisées pour lui donner sens.

La violence dont il est question dans ce numéro est spécifique à l’espace parlementaire. Elle peut apparaître comme un élément du folklore des assemblées auquel il serait tentant de la cantonner. Au-delà de l’évocation érudite et truculente des coups d’éclat en assemblées, des faits d’arme et des bons mots, faire de la violence parlementaire une catégorie d’analyse implique de considérer transversalement des phénomènes aussi différents que des bagarres[20], des mouvements collectifs, des insultes et des rappels au règlement. Toutefois, il ne s’agit pas de repérer par ce biais l’absence ou les déficits de modernité démocratique mais de porter l’attention sur les différents rapports possibles que cette violence parlementaire entretient avec le processus de civilisation. La mise en place d’une telle catégorie d’analyse exige de la part de ceux qui s’y attellent de prendre leurs distances avec deux perceptions.

D’une part, la perception des assemblées elles-mêmes, qui tendent à préciser, y compris juridiquement, ces épisodes violents, offrant ainsi au chercheur des catégories et des classifications prêtes à l’emploi. Le repérage des violences à l’aide des notations du Moniteur ou du compte rendu publié au Journal Officiel s’appuie, comme pour n’importe quel travail de recherche de sciences sociales, sur une critique des sources qui doit prendre en considération les modalités spécifiques de fabrication des données par l’institution elle-même. L’entretien avec le directeur du service du compte rendu de l’Assemblée Nationale, Claude Azéma, est à ce titre éclairant[21]. Dans ce numéro, à l’exception du travail de Clément Viktorovitch fondé sur une ethnographie du travail en commission, tous les articles tirent leurs données du compte rendu officiel. À partir de cette source, les violences sont définies de deux façons. Thomas Bouchet et Jean Vigreux retiennent, dans la première partie de leur contribution, les épisodes qui ont été sanctionnés comme violents par le Président. Les autres articles partent des événements considérés comme violents en fonction d’une définition objective de la violence comme rupture de l’ordre. Pour les violences verbales, ce sont les attaques dirigées contre la personne qui sont opposées au modèle de la délibération pacifiée. Dans sa contribution, Pascal Marchand, à propos des déclarations de politique générale, définit d’un point de vue lexicométrique les caractéristiques de ce discours conflictuel par le recours à l’interpellation et au discours pronominal. Anne-Laure Beaussier repère la conflictualité des échanges au Congrès américain à partir de la transgression de la règle, imposée par les assemblées elles-mêmes sur le modèle de Westminster, d’une adresse du parlementaire non à un pair mais au Speaker.

Le second élément nécessitant une prise de distance est la représentation idéalisée des institutions parlementaires comme devant être des lieux de débats pacifiés. Parler de violence suppose ainsi une rupture vis-à-vis de cette représentation. À cet égard, les différents articles de ce numéro s’intéressent, d’une part, à la façon dont les institutions parviennent à limiter les pratiques déviantes des parlementaires (par le rappel au règlement, l’interconnaissance) d’autre part, à la façon dont ces institutions peuvent produire elles-mêmes ces violences. Au final, la permanence des attaques ad hominem ou autres happenings en séance indique que la civilisation des mœurs politiques s’est accompagnée de différentes formes de coercition, de conflits et de tensions renvoyant à la formalisation des interactions entre élus, au spectacle qu’ils donnent, à leur concurrence électorale, aussi bien qu’à la fermeture de leur espace social. Le vocabulaire indigène ou spécialisé en porte nettement la trace : censure, discipline, guillotine, couperet … Il s’agit donc de mettre la pacification des mœurs politiques à l’épreuve du travail et des institutions parlementaires.

La violence parlementaire a été abordée par de nombreux travaux. Trois types de questionnement, qu’on peut renvoyer pour schématiser à l’histoire, à la sociologie et aux institutions, peuvent être distingués.

La perspective historique invite d’abord à mettre en regard les violences parlementaires et le processus de pacification des mœurs politiques. À cet égard, les contributions au présent numéro indiquent clairement que les Parlements ne se civilisent pas – ou plus. En embrassant une période de cent cinquante ans, Thomas Bouchet et Jean Vigreux relèvent la très forte permanence des formes de conflictualité à la chambre basse du Parlement français. À l’échelle de la Ve République, Pascal Marchand met à jour une nette tendance à la dé-idéologisation des déclarations des Premiers ministres au profit d’une synthèse mêlant incriminations personnelles et négation techniciste du pluralisme. Du côté du Congrès, Anne-Laure Beaussier enregistre une incontestable rupture de la sérénité des débats. Ces permanences et évolutions interrogent les travaux de Norbert Elias. L’accroissement des chaînes d’interdépendance, condition à l’origine de la pacification des relations sociales selon l’auteur de La Civilisation des Mœurs, se donne à voir à l’intérieur des Parlements. C’est nettement le cas dans les commissions réputées être des espaces sereins de coopération[22]. La contribution de Clément Viktorovitch à partir d’une ethnographie comparée du fonctionnement de deux commissions à l’Assemblée nationale et au Sénat ne dément pas véritablement cette analyse. Il insiste sur le poids des facteurs personnels dans le surgissement d’épisodes violents : la personnalité des membres et du président de la commission apparaissent comme des déterminants possibles où le « point d’équilibre des tensions »[23] ne peut plus être trouvé, rompant le fonctionnement routinier des configurations sociales que sont les commissions. Cette dynamique peut alors être utilisée comme variable explicative à la fois de la pacification des interactions parlementaires, mais aussi de son inachèvement ainsi que des possibles « revers » de la médaille. Le développement de l’interdépendance entre parlementaires se remarque notamment au degré d’interconnaissance entre ses membres. La Buvette de l’Assemblée, endroit où elle se donne à voir, est ainsi l’un des lieux communs de la critique antiparlementaire, en ce qu’elle tendrait à montrer l’effacement des oppositions politiques et sociales qui se font jour entre membres de l’institution. Pourtant, ceux-ci, au-delà de leur similitude sociale grandissante, ne s’appuient pas tous sur les mêmes ressources sociales et politiques et ne partagent pas tous les mêmes conceptions de leur rôle[24]. Dès lors, les politesses et manières de cour, la complicité et l’esprit de corps ne sont pas nécessairement respectés. Une partie des interactions parlementaires consiste précisément à jouer avec ces règles, à montrer sa maîtrise des codes par l’introduction d’une distanciation contrôlée à ceux-ci. Par contraste, la stricte conformation semble être le lot des impétrants et des dominés. La perspective historique doit donc être complétée par une approche sociologique attentive aux positions et rôles des parlementaires.

En second lieu, l’impossible pacification des assemblées comporte en effet une dimension sociologique. Elle peut être comprise comme la résultante de la tension entre la tendance des acteurs en place à défendre leurs positions, et la perméabilité, même limitée, de l’institution parlementaire à la société. Parce que la fiction du gouvernement par le peuple produit quelques effets de réalité, parce que l’élection constitue une incertitude pour tous (mais face à laquelle tous ne sont pas égaux), les Parlements sont amenés à recruter des membres hors normes. Mêmes dominés, ces élus peuvent remettre en cause le fonctionnement des enceintes parlementaires en produisant ainsi une double violence : celle qui est qualifiée et perçue comme telle par l’institution, et, par réaction, celle de l’institution se défendant. Contraints de subvertir les règles de ces institutions, les élus ouvriéristes des premiers partis de masse contestent leurs modalités bourgeoises de délibération et de  négociation[25]. Plus largement, la professionnalisation des activités politiques, qui permit l’entrée en politique d’acteurs jusqu’alors exclus de la compétition[26], caractérisa à la fois l’âge d’or du parlementarisme en même temps que la fin de l’éloquence et de la délibération parlementaires[27]. La représentation des intérêts sociaux et partisans à l’intérieur de l’enceinte parlementaire accroît la conflictualisation des débats[28]. L’invention des disciplines partisanes signe le début des indisciplines parlementaires[29]. C’est notamment en ce sens qu’Anne-Laure Beaussier étudie dans ce numéro la conflictualité très forte des débats sur la réforme de la protection sociale aux États-Unis en 2010. Dans le même ordre d’idées, la contestation des dominations fondées sur des propriétés de genre ont faire apparaître de nouvelles formes de remise en cause de l’ordre parlementaire. Confrontées aux « codes masculins de l’honneur »[30] qui régissent cet espace essentiellement masculin et vieillissant, les femmes, en plus de ne pas accéder à des positions de pouvoir comparables à celles des hommes à l’intérieur des institutions parlementaires[31], perturbent un entre-soi genré[32], provoquant un déplacement des frontières de la sensibilité, du dicible et de l’indicible. Une telle mise en cause de la représentativité des représentants génère ainsi de nouvelles sources d’insultes à la Chambre.

Un dernier niveau d’explication réside dans la production institutionnelle de la dé-pacification des mœurs parlementaires. Il s’agit là de faire porter l’attention sur l’insertion de cette violence dans les règles de fonctionnement des Parlements. À cet égard, la civilité et l’incivilité peuvent être pensées à partir du clivage central des études comparées opposant working et talking parliaments[33] sur des bases principalement juridiques et procédurales. La pacification serait ainsi du côté de la législation, du huis-clos, de la collaboration trans-partisane voire de l’expertise parlementaire, et la dé-pacification du côté du contrôle, de la publicité, de tribune et du verbe. Le chahut des séances de questions au gouvernement ici analysé par Nathalie Dompnier ou du vote de l’investiture et de la censure selon Pascal Marchand en apportent une illustration. S’agissant du Congrès, Anne-Laure Beaussier rappelle le poids des règles institutionnelles (système de check and balances) dans l’émergence possible d’épisodes violents : c’est en partie l’affaiblissement des commissions vis-à-vis des deux groupes parlementaires hiérarchisés qui produit le chahut en séance. Au-delà des procédures, la violence renvoie au fonctionnement de l’institution parlementaire dans son ensemble, et prend ainsi une dimension rituelle. Ni totalement jouée, ni parfaitement incontrôlée, cette violence parlementaire est encadrée tant dans son surgissement que dans les modalités de son règlement (qu’il s’agisse d’un simple rappel à l’ordre du règlement[34] ou du recours à la pratique codifiée du duel[35]). Envisagé dans une perspective fonctionnaliste, le chahut renforce les règles fondatrices de l’unité du groupe, ici des parlementaires. Nathalie Dompnier adopte cette approche à propos du chahut des parlementaires à l’occasion de l’évocation de fraudes électorales. Ce « désordre circonscrit » contribuerait paradoxalement au renforcement de « l’illusion politique » et finalement de l’ordre parlementaire.

 

Selon leurs trajectoires historiques, leur ouverture à la société et leurs spécificités institutionnelles, les assemblées politiques modernes peuvent ainsi être situées sur un continuum opposant pacification et dé-pacification. La difficulté à s’accorder sur un sens de l’histoire en la matière révèle en creux une spécificité des assemblées vis-à-vis des autres objets politiques. En tant que centre politique visible et réglementé, elles expriment la mise en institution des passions politiques. En tant qu’organisation constitutionnellement distincte de l’appareil étatique et prétendant offrir une représentation du Souverain, elles offrent un cadre unique de résistance à la monopolisation de la violence légitime par l’État. Insulter le ministre en séance se comprend ainsi à la fois comme un obstacle à la modernité délibérative et comme une liberté politique. Du fait de cette ambivalence, les contributions rassemblées dans ce numéro n’ambitionnent pas de proposer une approche unifiée de ce phénomène de pacification/dé-pacification. Elles visent au contraire à souligner la diversité des méthodes, des chronologies et des hypothèses qui permettent d’appréhender, à travers les mouvements, les insultes et les huées, la contribution discrète des désordres parlementaires à l’économie du gouvernement représentatif.


[1] Marc Abélès, Le Lieu du politique, Paris, Société d’Ethnographie, 1978. Également : Marc Abélès, « Itinéraires en anthropologie politique », Anthropologie et Sociétés, 29 (1), 2005, pp. 183-204.

[2] Voir le traité d’Erskine May dans la rubrique [Sources], pp. 127 et sq. et la contribution d’Anne-Laure Beaussier pour le transfert de cette pratique au Congrès américain pp. 67 et sq.

[3] House of Commons Information Office, Some Traditions and Customs of the House, Factsheet G7 General Series, 2009.

[4] On essaie ici de traduire : blackguard, coward, git, guttersnipe, hooligan, rat, swine, stoolpigeon et traitor. Ibid.

[5] Voir  rubrique [Sources] pp. 121-132.

[6] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.

[7] Ibid, p. 263.

[8] Cas Wouters, « Formalization and Informalization: Changing Tension Balances in Civilizing Processes », Theory, Culture & Society, vol. 3, (2), 1986, pp. 1-18.

[9] Mathieu Providence, « Le boulangisme : une contribution paradoxale à l’édification de la démocratie parlementaire », thèse de science politique, Université Paris X, 2009.

[10] Cédric Passard, « Henri Rochefort, un pamphlétaire à la Chambre. La virulence maîtrisée », contribution à la journée d’étude Violence des échanges en milieu parlementaire, Paris, janvier 2009.

[11] Annie Collovald, « Les poujadistes ou l’échec en politique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°36, 1989, pp. 113-133.

[12] Guy Birenbaum, « Le Front national à l’Assemblée (1986-1988). Respect et subversion de la règle du jeu parlementaire », Politix, 5 (20), 1992, pp. 99-118.

[13] Julien Navarro, Les Députés européens et leur rôle, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 2009.

[14] Jean-Philippe Heurtin, L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, Presses universitaires de France, 1999.

[15] Mark Franklin et Philip Norton (dir.), Parliamentary Questions, Oxford, Clarendon Press, 1993.

[16] Christian Eckert : « Il serait souhaitable que ces propos figurent au compte rendu, à moins que vous ne les démentiez ou que vous ne présentiez des excuses à Mme Coutelle dans le calme et la tranquillité, tout en souhaitant que l’on évite à l’avenir ce genre de propos ». JO, Débats AN, 14 septembre 2010, p. 6133.

[17] Source : le blog d’Olivier Faure : http://www.olivierfaure.net/?p=1345.

[18] « Vous avez longuement répété les mêmes choses, avec les mêmes mots, et vous n’avez pas non plus résisté, tout au long de ces débats, en séance comme lors des longues heures de réunion des commissions, aux insultes personnelles, aux injures. Vous avez essayé de traîner dans la boue le Président de la République, le ministre du travail et certain d’entre nous. Nous ne sommes dupes de rien, monsieur Ayrault ! » JO, Débats AN, 15 septembre 2010, p. 6170.

[19] Autre exemple, le vendredi 10 septembre, les députés socialistes avaient boycotté le dîner à la buvette traditionnellement offert par le ministre, en l’occurrence Éric Woerth.

[20] Voir « La séance du 27 avril 2010 à la Rada Suprême d’Ukraine : une scène de guérilla parlementaire », présentée par Ioulia Shukan, rubrique [Sources], pp. 116-120.

[21] Cf. rubrique [Sources], pp. 133 et sq. Voir aussi le travail important de Delphine Gardey, « Scriptes de la démocratie. Les sténographes et rédacteurs des Débats (1848-2005) », Sociologie du Travail, n°52, 2010, pp. 195-211.

[22] Giovanni Sartori, The Theory of Democracy Revisited, Chatham, New Jersey, Chatham House, 1987.

[23] Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2008 (1ère éd. 1974).

[24] Olivier Costa et Éric Kerrouche, Qui sont les députés français ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.

[25] Voir Michel Offerlé, « Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914 », Annales ESC, vol. 39, n°4, 1984, pp. 681-716 ; Bernard Pudal, Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de Sciences Po, 1989.

[26] Mais qui résulte aussi pour partie d’un processus de professionnalisation des notables. Cf. Jean Joana, Pratiques politiques des députés français au XIX° siècle. Du dilettante au spécialiste, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Éric Phélippeau, L’Invention de l’homme politique moderne. Mackau, l’Orne et la République, Paris, Belin, 2002.

[27] Fabrice d’Almeida (dir.), L’Éloquence politique en France et en Italie des années 1870 à nos jours, Rome, École Française de Rome, 2001 ; Nicolas Roussellier, Le Parlement de l’éloquence. La souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Paris, Presses de FNSP, 1997.

[28] Voir pour la France, John D. Huber, Rationalizing Parliament. Legislature Institutions and Party Politics in France, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; pour les États-Unis, Sean M. Theriault, « Party polarization in the US Congress », Party politics, vol. 12, n°4, 2006, pp. 483-503.

[29] Annie Collovald, « Une politique de la fidélité. La construction du groupe parlementaire UNR (1958-1962) », Politix, vol. 3, n°10-11, 1990, pp. 53-69 ; Noëlline Castagnez, « Discipline partisane et indisciplines parlementaires », Parlement(s), n°6, 2006, pp. 40-56.

[30] Robert Nye, Masculinity and Male Codes of Honor in Modern France, New-York, Oxford, Oxford University Press, 1993.

[31] Mariette Sineau, Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Ve République, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.

[32] Catherine Achin, « Un métier d’homme. Les représentations du métier de député à l’épreuve de sa féminisation », Revue Française de Science Politique, vol. 55, n°3, 2005, pp. 477-499.

[33] Par exemple : Bernhard Wessels, “Roles and Orientations of Members of Parliament in the EU Context: Congruence or Difference? Europeanisation or Not?”, Journal of Legislative Studies, vol. 11, n°3/4, 2005, pp. 446-465.

[34] Hervé Fayat, « Bien se tenir à la Chambre : l’invention de la discipline parlementaire », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n°153, 2000, pp. 61-91.

[35] François Guillet, La Mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris, Aubier, 2008.