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Les
Parlements sont
des lieux où l’on parle. Plus précisément – puisque la définition
pourrait
aussi convenir à des tribunaux ou à l’Université – les Parlements sont
des
lieux où parle une pluralité d’acteurs différenciés mais égaux en
droit. C’est
à partir de ce pluralisme égalitaire que se forge le bannissement de la
violence dans l’enceinte du Parlement. Le pluralisme implique que des
conflits
puissent surgir entre parlementaires, et même qu’ils le doivent.
L’égalité
impose que leur résolution exclue la force physique. Les Parlements
semblent
ainsi présenter un exemple achevé de pacification des mœurs politiques,
et le
surgissement intempestif de violence dans l’hémicycle est le plus
souvent
compris comme un signe d’immaturité ou de régression démocratique. Dans
le
détail, la prohibition de la violence physique au sein des assemblées
politiques emprunte à quatre dynamiques cumulatives et relativement
chronologiques.
La
pacification parlementaire
Elle s’inscrit d’abord
dans une dimension pré-moderne, non nécessairement démocratique et non
exclusivement occidentale. Si les sociétés humaines ménagent un lieu du politique comme le pensent
certains anthropologues,
le bannissement de la
violence au profit de la parole, du rite et de l’expression
d’assentiments
apparaît comme une condition nécessaire au surgissement de ce lieu – en
tout
cas à sa viabilité. Les pratiques d’assemblée ne sont pas
systématiquement
pacifiques et discursives mais elles semblent d’autant plus politiques
qu’elles
le sont. Le verbe « parlementer », formé vers 1300 à
partir de
« parlement » qui renvoyait alors aux cours de
justice, exprime bien
le bannissement de la violence comme condition de la discussion
conflictuelle.
Ainsi, l’une des plus vieilles lois anglaises toujours en vigueur
proscrivit,
dès 1313, l’introduction d’armes à Westminster. Le Coming
Armed to Parliament Act
stipule: « […] in our next
Parliament […] every Man shall come without all Force and Armour, well
and
peaceably, to the Honour of us, and the Peace of us and our Realm ».
De
même, l’obligation qui est faite aux Communes de parler au Speaker
plutôt
qu’aux autres élus et de ne pas prononcer leur nom mais de rappeler
leur
qualité d’Honourable member, trouve
son origine dans la volonté d’éviter les affrontements interpersonnels
en
séance.
Ensuite, la
prohibition de la violence physique en assemblée s’inscrit dans le
processus
moderne de monopolisation de la violence légitime par l’État et de
civilisation
des mœurs mis à jour par Max Weber puis Norbert Elias. Dans la mesure
où les
assemblées prétendent offrir un miroir, même déformé, de la société, il
importe
qu’elles puissent donner l’exemple de la pacification des rapports
sociaux. À
l’instar de la cour du roi, la civilisation des mœurs parlementaires
passe par
l’introduction de règles de politesse, de façons de se tenir et de
s’habiller.
À l’interdiction de venir en armes s’est ainsi ajoutée à Westminster,
l’interdiction de fumer dès 1693, puis d’être ivre, de manger et de
boire en
séance, ou l’obligation, maintenue jusqu’à 1998, de se couvrir la tête
pour
soulever un point d’ordre.
Les speakers ont
également forgé au fil du temps un registre de « unparliamentary
language » bannissant des insultes telles que
canaille, lâche, crétin, vaurien, hooligan, rat, fripouille, traitre et
menteur.
Chaque assemblée s’est
ainsi institutionnalisée à travers un folklore spécifique, à l’image de
l’interdiction de se faire la bise dans l’hémicycle à l’Assemblée
nationale.
Les règlements intérieurs des assemblées, l’instauration d’un système
gradué de
sanctions, et le recueil des précédents vinrent formaliser ces règles
de
conduite. Les personnels permanents des assemblées furent des acteurs
de
premier ordre de cette codification. La rubrique [Sources] de ce
dossier
propose ainsi des extraits de deux ouvrages de référence rédigés au XIXe siècle
par des fonctionnaires parlementaires : le traité d’Erskine
May publié à
Londres en 1848 et le traité de Jules Poudra et Eugène Pierre publié à
Paris
trente ans plus tard.
On observe que ces
traités et règlements mettent un soin particulier à encadrer
l’interruption
d’un orateur, les Parlements devant à la fois ordonner leurs débats
tout en
autorisant une certaine animation et spontanéité.
En troisième lieu, le
refus de la violence parlementaire s’inscrit plus spécifiquement dans
les
principes du gouvernement représentatif. Bernard Manin a bien montré
comment
ces principes mêlaient, à partir de l’époque contemporaine, des
préoccupations
d’ordre démocratique mais aussi aristocratique.
L’indépendance relative
des gouvernants vis-à-vis des gouvernés constitue ainsi un principe
d’ordre
aristocratique dont l’une des expressions juridiques est la prohibition
du
mandat impératif. À l’âge parlementaire du gouvernement représentatif,
cette
indépendance se manifestait également, selon Bernard Manin s’appuyant
sur
Ostrogorski, par l’expression libre de la voix du peuple
« jusqu’à la
porte du Parlement ».
De même que le calme et
l’indifférence imposée aux visiteurs – appelés strangers
à Westminster, le bannissement de la violence entre
parlementaires exprime la marge d’indépendance dont ils disposent. La
civilité
de leurs rapports une fois élus contraste en effet avec la virulence et
la
tension de la campagne électorale. Elle vient ainsi signifier que le
moment de
l’affrontement démocratique est provisoirement clos. Elle légitime en
outre la
prétention des parlementaires à se poser en porte-paroles :
les
représentants sont supposés pouvoir discuter et décider entre eux de ce
qui
divise et déchire leurs électeurs. Entre deux élections, le
gouvernement
représentatif opère ainsi une division élitiste du politique :
le tumulte
passionné du côté du peuple, le débat ordonné du côté des élus.
En dernier lieu, la
civilisation des mœurs parlementaires a pris une tournure particulière
depuis
un siècle environ du fait de la professionnalisation des députés et des
sénateurs et de l’autonomisation graduelle de leurs activités. La
représentation politique est devenue un savoir-faire spécialisé opérant
dans un
espace interpersonnel dense. La sociabilité parlementaire conduit à
prescrire
certains codes de comportement qui, pour être différenciés entre rôles,
valorisent tous l’autocontrôle. La maîtrise de soi, la tempérance, et
parfois
le relâchement contrôlé du contrôle
apparaissent ainsi comme
des signes distinctifs de l’appartenance au groupe des professionnels
de la
représentation parlementaire. Dans les systèmes politiques actuels où
les
Parlements demeurent les arènes principales de sélection du personnel
ministériel, l’observation de ces prescriptions comportementales
s’inscrit
ainsi dans un cursus au long cours et constitue l’un des éléments du
capital
politique personnel. Un ministre sera jugé expérimenté s’il sait garder
son
sang-froid lors de la séance de questions au gouvernement en
poursuivant sa
réponse sans se laisser interrompre par les chahuts qui, éloignés des
micros,
se font plus entendre dans l’hémicycle qu’à la télévision. La force
coercitive
de ces codes de comportement se lit à travers la mise au pas des élus
qui, à un
titre ou un autre, semblent sortir de la norme : les
pamphlétaires en
Chambre de la fin du XIXe siècle
circonvenus
ou rendus aphones,
les poujadistes des
années 1950,
les députés FN de 1986 aspirant à être « comme les
autres »,
les membres du Parlement
européen eurosceptiques relégués dans un rôle dévalorisé de
contestataires …
Les
14 et 15 septembre 2010, deux journées particulières à
l’Assemblée
L’euphémisation des
violences parlementaires, nourrie de ces quatre dynamiques cumulatives,
constitue à l’évidence une condition d’institutionnalisation du
pluralisme. Or,
comme le note Jean-Philippe Heurtin, l’ordre parlementaire est fragile,
souvent
fictif et parfois interrompu.
Si les rixes dans
l’hémicycle sont rares dans les démocraties occidentales, les tensions,
les
huées, les mouvements collectifs, les interruptions, les injures et
autres
claquements de pupitres subsistent. Mieux, l’institutionnalisation
récente de
séances de questions orales suivie de leur retransmission télévisée
semble
avoir incité les parlementaires à produire un spectacle bruyant et
conflictuel.
À l’Assemblée
nationale, les journées tendues des 14 et 15 septembre 2010 en
ont
amplement apporté la preuve. Dans un contexte politique exacerbé où
s’accumulaient la réforme des retraites, les critiques internationales
contre
l’expulsion des Roms et les affaires autour du ministre du Travail,
Éric
Woerth, l’Assemblée nationale servit de caisse de résonance à travers
la
multiplication d’altercations. À 15h07, la séance de questions
au
gouvernement du mardi 14 fut interrompue, comme la semaine précédente,
suite à
l’exhibition de petites banderoles par les députés communistes qui,
selon le
compte rendu, furent traités de « guignols » par
leurs homologues de
l’UMP. Le président de l’Assemblée, Bernard Accoyer, demanda à
« Messieurs
les huissiers » de « saisir les pancartes ».
Dans la nuit du 14
au 15, l’examen de la réforme des retraites se poursuivit sans
interruption
durant douze heures. L’épuisement du temps de parole des groupes de
l’opposition, selon les dispositions du nouveau règlement, donna lieu à
des
protestations véhémentes sur le thème du déni de démocratie. Les
rappels au
règlement furent nombreux : en moyenne un par heure. À
6 heures, le
ministre Woerth traita une députée socialiste de
« collabo » et
refusa ensuite de s’en excuser malgré les invitations d’un élu
socialiste lors
d’un rappel au règlement.
La mise en ligne du
compte rendu au soir du 15 permit de confirmer l’altercation.
À 9h40, le
président Accoyer prit la décision, inattendue et juridiquement
contestable, de
clore les explications de vote, mettant ainsi fin à la stratégie
d’obstruction
de la gauche. Sous l’œil des caméras, il fut poursuivi par certains
élus
jusqu’aux portes de ses appartements que bloquaient les huissiers. Les
communiqués du PS publiés ensuite l’accusèrent de
« forfaiture » et
réclamèrent sa démission. Réunis à 11 heures à huis-clos, les
députés
socialistes envisagèrent, selon le secrétaire général du groupe, de
tourner le
dos au président Accoyer lors de la séance suivante mais abandonnèrent
l’idée
de peur que l’image ne se retourne contre eux.
Les députés communistes
se rassemblèrent salle des Quatre-colonnes derrière une grande
banderole :
« Non
à la censure ! ».
Certains
d’entre eux rejoignirent ensuite
quelques 5 000 manifestants contre la réforme des retraites,
place de la
Concorde. À 15 heures, le président de
l’Assemblée rejoignit
l’hémicycle en franchissant une haie de gardes républicains,
exceptionnellement
doublée d’un service d’ordre. Il y fut accueilli par les députés de
gauche
ceints d’écharpes tricolores fabriquées à la hâte. Le Président du
groupe
socialiste, Jean-Marc Ayrault, commença son intervention en omettant
l’adresse
consacrée : « Monsieur le Président ». Alors
qu’il évoquait
l’utilisation suspecte des services secrets, il fut interrompu par les
députés
UMP scandant, comme la veille :
« Mitterrand ! Mitterrand ! ».
Jean-François Copé,
pour le groupe UMP, répondit en reprochant à la gauche ses insultes et
injures.
Sous les huées, le
Président Accoyer refusa ensuite, ou plutôt différa, le droit à un
rappel au
règlement à un député non-inscrit. Après les votes, les socialistes
décidèrent
de boycotter les débats pour quelques jours.
L’ensemble de
l’épisode, exceptionnel mais non inédit, condense différents aspects du
désordre parlementaire : l’outrage gradué, de l’incivilité (ne
pas saluer
le président)
à l’invective moqueuse (« guignol » d’un côté,
« Mitterrand » de l’autre) jusqu’à l’insulte
(« collabo »),
l’accusation mutuelle de rupture de l’ordre (entre Copé et Ayrault),
l’autoréflexivité constante vis-à-vis de la diffusion médiatique et de
la
réception publique des esclandres (l’écharpe tricolore plutôt que le
dos
tourné), l’éruption d’imprévus inédits (la poursuite du président)
parmi une
série d’incidents préparés et prévisibles (les banderoles, les huées,
les
suspensions de séance), l’utilisation différenciée du personnel
parlementaire
(les huissiers du côté du Président, et le service du compte rendu
défavorable
au ministre), et enfin la focalisation de l’affrontement sur la
procédure et le
respect du règlement. L’ordre parlementaire peut donc être rompu. En
rassemblant des contributions très différentes autour de l’objet
parlementaire,
ce numéro interroge la permanence de ces violences et désordres.
Sont-elles
seulement résiduelles ? Peuvent-elles participer à une forme
de régulation
des jeux parlementaires en contribuant notamment à créditer ou à
discréditer
les intervenants ?
La
dé-pacification parlementaire
Parler de violence
parlementaire soulève d’abord un problème de définition et, partant, de
mesure.
Cela pose ensuite la question des approches et thématiques utilisées
pour lui
donner sens.
La violence dont il
est question dans ce numéro est spécifique à l’espace parlementaire.
Elle peut
apparaître comme un élément du folklore des assemblées auquel il serait
tentant
de la cantonner. Au-delà de l’évocation érudite et truculente des coups
d’éclat
en assemblées, des faits d’arme et des bons mots, faire de la violence
parlementaire une catégorie d’analyse implique de considérer
transversalement
des phénomènes aussi différents que des bagarres,
des mouvements
collectifs, des insultes et des rappels au règlement. Toutefois, il ne
s’agit
pas de repérer par ce biais l’absence ou les déficits de modernité
démocratique
mais de porter l’attention sur les différents rapports possibles que
cette
violence parlementaire entretient avec le processus de civilisation. La
mise en
place d’une telle catégorie d’analyse exige de la part de ceux qui s’y
attellent de prendre leurs distances avec deux perceptions.
D’une part, la
perception des assemblées elles-mêmes, qui tendent à préciser, y
compris
juridiquement, ces épisodes violents, offrant ainsi au chercheur des
catégories
et des classifications prêtes à l’emploi. Le repérage des violences à
l’aide
des notations du Moniteur ou du
compte rendu publié au Journal Officiel
s’appuie, comme pour n’importe quel travail de recherche de sciences
sociales,
sur une critique des sources qui doit prendre en considération les
modalités
spécifiques de fabrication des données par l’institution elle-même.
L’entretien
avec le directeur du service du compte rendu de l’Assemblée Nationale,
Claude
Azéma, est à ce titre éclairant.
Dans ce numéro, à
l’exception du travail de Clément Viktorovitch fondé sur une
ethnographie du
travail en commission, tous les articles tirent leurs données du compte
rendu
officiel. À partir de cette source, les violences sont définies de deux
façons.
Thomas Bouchet et Jean Vigreux retiennent, dans la première partie de
leur
contribution, les épisodes qui ont été sanctionnés comme violents par
le
Président. Les autres articles partent des événements considérés comme
violents
en fonction d’une définition objective de la violence comme rupture de
l’ordre.
Pour les violences verbales, ce sont les attaques dirigées contre la
personne
qui sont opposées au modèle de la délibération pacifiée. Dans sa
contribution,
Pascal Marchand, à propos des déclarations de politique générale,
définit d’un
point de vue lexicométrique les caractéristiques de ce discours
conflictuel par
le recours à l’interpellation et au discours pronominal. Anne-Laure
Beaussier
repère la conflictualité des échanges au Congrès américain à partir de
la
transgression de la règle, imposée par les assemblées elles-mêmes sur
le modèle
de Westminster, d’une adresse du parlementaire non à un pair mais au Speaker.
Le second élément
nécessitant une prise de distance est la représentation idéalisée des
institutions parlementaires comme devant être des lieux de débats
pacifiés.
Parler de violence suppose ainsi une rupture vis-à-vis de cette
représentation.
À cet égard, les différents articles de ce numéro s’intéressent, d’une
part, à
la façon dont les institutions parviennent à limiter les pratiques
déviantes
des parlementaires (par le rappel au règlement, l’interconnaissance)
d’autre
part, à la façon dont ces institutions peuvent produire elles-mêmes ces
violences. Au final, la permanence des attaques ad
hominem ou autres happenings
en séance indique que la civilisation des mœurs politiques s’est
accompagnée de
différentes formes de coercition, de conflits et de tensions renvoyant
à la
formalisation des interactions entre élus, au spectacle qu’ils donnent,
à leur
concurrence électorale, aussi bien qu’à la fermeture de leur espace
social. Le
vocabulaire indigène ou spécialisé en porte nettement la
trace : censure,
discipline, guillotine, couperet … Il s’agit donc de mettre la
pacification des mœurs politiques à l’épreuve du travail et des
institutions
parlementaires.
La
violence
parlementaire a été abordée par de nombreux travaux. Trois types de
questionnement, qu’on peut renvoyer pour schématiser à l’histoire, à la
sociologie et aux institutions, peuvent être distingués.
La perspective
historique invite d’abord à mettre en regard les violences
parlementaires et le
processus de pacification des mœurs politiques. À cet égard, les
contributions
au présent numéro indiquent clairement que les Parlements ne se
civilisent pas
– ou plus. En embrassant une période de cent cinquante ans, Thomas
Bouchet et
Jean Vigreux relèvent la très forte permanence des formes de
conflictualité à
la chambre basse du Parlement français. À l’échelle de la Ve République,
Pascal Marchand met à jour une nette tendance à la dé-idéologisation
des
déclarations des Premiers ministres au profit d’une synthèse mêlant
incriminations personnelles et négation techniciste du pluralisme. Du
côté du
Congrès, Anne-Laure Beaussier enregistre une incontestable rupture de
la
sérénité des débats. Ces permanences et évolutions interrogent les
travaux de
Norbert Elias. L’accroissement des chaînes d’interdépendance, condition
à
l’origine de la pacification des relations sociales selon l’auteur de La
Civilisation
des Mœurs, se donne à voir à l’intérieur des Parlements.
C’est nettement le
cas dans les commissions réputées être des espaces sereins de
coopération.
La contribution de
Clément Viktorovitch à partir d’une ethnographie comparée du
fonctionnement de
deux commissions à l’Assemblée nationale et au Sénat ne dément pas
véritablement cette analyse. Il insiste sur le poids des facteurs
personnels
dans le surgissement d’épisodes violents : la personnalité des
membres et
du président de la commission apparaissent comme des déterminants
possibles où
le « point d’équilibre des tensions »
ne peut plus être trouvé,
rompant le fonctionnement routinier des configurations sociales que
sont les
commissions. Cette dynamique peut alors être utilisée comme variable
explicative à la fois de la pacification des interactions
parlementaires, mais
aussi de son inachèvement ainsi que des possibles
« revers » de la
médaille. Le développement de l’interdépendance entre parlementaires se
remarque notamment au degré d’interconnaissance entre ses membres. La
Buvette
de l’Assemblée, endroit où elle se donne à voir, est ainsi l’un des
lieux
communs de la critique antiparlementaire, en ce qu’elle tendrait à
montrer
l’effacement des oppositions politiques et sociales qui se font jour
entre
membres de l’institution. Pourtant, ceux-ci, au-delà de leur similitude
sociale
grandissante, ne s’appuient pas tous sur les mêmes ressources sociales
et
politiques et ne partagent pas tous les mêmes conceptions de leur rôle.
Dès lors, les politesses
et manières de cour, la complicité et l’esprit de corps ne sont pas
nécessairement respectés. Une partie des interactions
parlementaires
consiste précisément à jouer avec ces règles, à montrer sa maîtrise des
codes
par l’introduction d’une distanciation contrôlée à ceux-ci. Par
contraste, la
stricte conformation semble être le lot des impétrants et des dominés.
La
perspective historique doit donc être complétée par une approche
sociologique
attentive aux positions et rôles des parlementaires.
En second lieu,
l’impossible pacification des assemblées comporte en effet une
dimension
sociologique. Elle peut être comprise comme la résultante de la tension
entre
la tendance des acteurs en place à défendre leurs positions, et la
perméabilité, même limitée, de l’institution parlementaire à la
société. Parce
que la fiction du gouvernement par le peuple produit quelques effets de
réalité, parce que l’élection constitue une incertitude pour tous (mais
face à
laquelle tous ne sont pas égaux), les Parlements sont amenés à recruter
des
membres hors normes. Mêmes dominés, ces élus peuvent remettre en cause
le
fonctionnement des enceintes parlementaires en produisant ainsi une
double
violence : celle qui est qualifiée et perçue comme telle par
l’institution, et, par réaction, celle de l’institution se défendant.
Contraints de subvertir les règles de ces institutions, les élus
ouvriéristes
des premiers partis de masse contestent leurs modalités bourgeoises de
délibération et de négociation.
Plus largement, la
professionnalisation des activités politiques, qui permit l’entrée en
politique
d’acteurs jusqu’alors exclus de la compétition,
caractérisa à la fois
l’âge d’or du parlementarisme en même temps que la fin de l’éloquence
et de la
délibération parlementaires.
La représentation des
intérêts sociaux et partisans à l’intérieur de l’enceinte parlementaire
accroît
la conflictualisation des débats.
L’invention des
disciplines partisanes signe le début des indisciplines parlementaires.
C’est notamment en ce
sens qu’Anne-Laure Beaussier étudie dans ce numéro la conflictualité
très forte
des débats sur la réforme de la protection sociale aux États-Unis en
2010. Dans
le même ordre d’idées, la contestation des dominations fondées sur des
propriétés de genre ont faire apparaître de nouvelles formes de remise
en cause
de l’ordre parlementaire. Confrontées aux « codes masculins de
l’honneur »
qui régissent cet espace essentiellement masculin et vieillissant, les
femmes,
en plus de ne pas accéder à des positions de pouvoir comparables à
celles des
hommes à l’intérieur des institutions parlementaires,
perturbent un entre-soi
genré,
provoquant un
déplacement des frontières de la sensibilité, du dicible et de
l’indicible. Une telle mise en cause de la représentativité
des
représentants génère ainsi de nouvelles sources d’insultes à la Chambre.
Un dernier niveau
d’explication réside dans la production institutionnelle de la
dé-pacification
des mœurs parlementaires. Il s’agit là de faire porter l’attention sur
l’insertion de cette violence dans les règles de fonctionnement des
Parlements.
À cet égard, la civilité et l’incivilité peuvent être pensées à partir
du
clivage central des études comparées opposant working
et talking
parliaments
sur des bases principalement juridiques et procédurales. La
pacification serait
ainsi du côté de la législation, du huis-clos, de la collaboration
trans-partisane voire de l’expertise parlementaire, et la
dé-pacification du
côté du contrôle, de la publicité, de tribune et du verbe. Le chahut
des
séances de questions au gouvernement ici analysé par Nathalie Dompnier
ou du
vote de l’investiture et de la censure selon Pascal Marchand en
apportent une
illustration. S’agissant du Congrès, Anne-Laure Beaussier rappelle le
poids des
règles institutionnelles (système de check
and balances) dans l’émergence possible d’épisodes
violents : c’est en
partie l’affaiblissement des commissions vis-à-vis des deux groupes
parlementaires hiérarchisés qui produit le chahut en séance. Au-delà
des
procédures, la violence renvoie au fonctionnement de l’institution
parlementaire dans son ensemble, et prend ainsi une dimension rituelle.
Ni
totalement jouée, ni parfaitement incontrôlée, cette violence
parlementaire est
encadrée tant dans son surgissement que dans les modalités de son
règlement
(qu’il s’agisse d’un simple rappel à l’ordre du règlement
ou du recours à la
pratique codifiée du duel).
Envisagé dans une
perspective fonctionnaliste, le chahut renforce les règles fondatrices
de
l’unité du groupe, ici des parlementaires. Nathalie Dompnier adopte
cette
approche à propos du chahut des parlementaires à l’occasion de
l’évocation de
fraudes électorales. Ce « désordre circonscrit »
contribuerait
paradoxalement au renforcement de « l’illusion
politique » et finalement de l’ordre parlementaire.
Selon leurs trajectoires historiques,
leur
ouverture à la société et leurs spécificités institutionnelles, les
assemblées
politiques modernes peuvent ainsi être situées sur un continuum
opposant
pacification et dé-pacification. La difficulté à s’accorder sur un sens
de
l’histoire en la matière révèle en creux une spécificité des assemblées
vis-à-vis des autres objets politiques. En tant que centre politique
visible et
réglementé, elles expriment la mise en institution des passions
politiques. En
tant qu’organisation constitutionnellement distincte de l’appareil
étatique et
prétendant offrir une représentation du Souverain, elles offrent un
cadre
unique de résistance à la monopolisation de la violence légitime par
l’État.
Insulter le ministre en séance se comprend ainsi à la fois comme un
obstacle à
la modernité délibérative et comme une liberté politique. Du fait de
cette
ambivalence, les contributions rassemblées dans ce numéro
n’ambitionnent pas de
proposer une approche unifiée de ce phénomène de
pacification/dé-pacification.
Elles visent au contraire à souligner la diversité des méthodes, des
chronologies et des hypothèses qui permettent d’appréhender, à travers
les
mouvements, les insultes et les huées, la contribution discrète des
désordres
parlementaires à l’économie du gouvernement représentatif.
On essaie ici de
traduire : blackguard, coward, git,
guttersnipe, hooligan, rat, swine, stoolpigeon et traitor. Ibid.
Cédric Passard,
« Henri Rochefort, un pamphlétaire à la Chambre. La virulence
maîtrisée »,
contribution à la journée d’étude Violence
des échanges en milieu parlementaire, Paris, janvier 2009.
Guy Birenbaum,
« Le Front national à l’Assemblée (1986-1988). Respect et
subversion de la
règle du jeu parlementaire », Politix, 5
(20), 1992,
pp. 99-118.
Julien Navarro, Les
Députés européens et leur rôle, Bruxelles, éditions de
l’Université
de Bruxelles, 2009.
Mark Franklin et
Philip Norton (dir.), Parliamentary Questions, Oxford,
Clarendon Press, 1993.
« Vous avez
longuement répété les mêmes choses, avec les mêmes mots, et vous n’avez
pas non
plus résisté, tout au long de ces débats, en séance comme lors des
longues
heures de réunion des commissions, aux insultes personnelles, aux
injures. Vous
avez essayé de traîner dans la boue le Président de la République, le
ministre
du travail et certain d’entre nous. Nous ne sommes dupes de rien,
monsieur
Ayrault ! » JO,
Débats AN, 15 septembre
2010, p. 6170.
Voir « La
séance du 27 avril 2010 à la Rada Suprême
d’Ukraine : une scène
de guérilla parlementaire », présentée par Ioulia Shukan, rubrique [Sources],
pp. 116-120.
Voir Michel
Offerlé, « Illégitimité et légitimation du personnel politique
ouvrier en
France avant 1914 », Annales ESC,
vol. 39, n°4, 1984,
pp. 681-716 ; Bernard Pudal, Prendre
Parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses
de Sciences
Po, 1989.
Voir pour la
France, John D. Huber, Rationalizing Parliament. Legislature Institutions and Party Politics in
France, Cambridge, Cambridge University Press,
1996 ;
pour les États-Unis, Sean M. Theriault, « Party
polarization in the
US Congress », Party politics,
vol. 12, n°4, 2006, pp. 483-503.
Par exemple : Bernhard Wessels,
“Roles and
Orientations of Members of Parliament in the EU Context: Congruence or
Difference? Europeanisation or Not?”, Journal of
Legislative
Studies, vol. 11, n°3/4, 2005, pp. 446-465.
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